Si le fait de protéger la création par l’application de droits d’auteur apparait aujourd’hui comme une évidence, elle donne lieu à des questionnements pratiques fréquents chez les professionnels. C’est qu’entre l’existence juridique de ces droits et la manière de les faire valoir, sur le plan fiscal par exemple, il y a un pas… que Wallonie Design propose d’aider les designers à franchir à l’aide de ces quelques conseils pratiques.
Principe : on n’acquiert pas les droits d’auteur sur une création par le simple fait d’acheter celle-ci
La protection par les droits d’auteur fait partie d’un vaste ensemble de règles relatives à la protection et à l’exploitation des créations : la propriété intellectuelle. Dans cet ensemble de droits, outre les droits d’auteur, on peut citer également les brevets, les dessins ou modèles, les marques… etc. Chacun d’entre eux s’applique au travers de principes, de conditions, de régimes et de procédures spécifiques.
Les dispositions légales relatives à la protection par droits d’auteur imposent que la cession de droits soit prévue expressément et puisse être prouvée par un écrit.
Cela implique que lorsqu’une personne – client ou employeur – paie un professionnel pour la réalisation d’une œuvre, sans référence à une cession de droits, seul le processus créatif, c’est à dire le travail de réalisation, sera rémunéré. Cela ne donne pas pour autant le droit d’exploiter librement l’œuvre produite.
Attention, les droits d’auteur se distinguent en deux catégories, dont une seule peut faire l’objet d’une cession :
1. Les droits moraux
Ils incluent le droit de divulgation (je décide que l’œuvre est terminée et quand elle peut être divulguée au public), le droit de paternité sur une œuvre (créditer le nom de l’auteur, ou son pseudonyme, ou demander à rester anonyme) et le droit à l’intégrité de l’œuvre (on ne peut la modifier ou en modifier le contexte de l’exploitation sans mon autorisation).
➥ Ces droits ne peuvent être cédés : si un contrat peut aménager l’usage de ces droits (par exemple, la manière dont le nom de l’auteur apparait), une renonciation ne peut jamais être que partielle. L’atteinte à l’honneur et à la réputation constitue un noyau dur du droit d’intégrité dont l’auteur ne peut être privé.
2. Les droits patrimoniaux
Ils visent l’exploitation de l’œuvre, comme sa communication au public (par n’importe quel canal ou technologies) et sa reproduction. Seul l’auteur a le droit d’exploiter son œuvre ou d’en autoriser l’exploitation par un tiers. Dans ce cas, les droits patrimoniaux feront l’objet d’une cession (vente) ou concession (licence).
➥ Seuls ces droits ont une valeur pécuniaire et peuvent faire l’objet d’une cession.
En définitive, même si l’auteur cède ses droits patrimoniaux, il conserve ses droits moraux. Organiser la cession des droits au travers d’un dialogue et la concrétiser ensuite dans un écrit permet aux parties d’établir une relation claire et à l’auteur de bénéficier des avantages auxquels il peut prétendre.
Des conditions d’application plutôt larges
Toutes les œuvres originales, perceptibles par les sens et qui reflètent la personnalité de leur créateur sont protégées. En pratique, si elle remplit les 3 conditions suivantes [1], une œuvre est protégée.
a) Être une œuvre du domaine littéraire ou artistique
Les dispositions détaillant ce qu’il convient d’entendre par le « domaine littéraire ou artistique » étant généralement conçues en des termes très larges, on peut généralement y inclure pratiquement toute création de l’esprit humain [2].
b) Être originale… (au sens de la protection par le droit d’auteur)
Un.e auteur fait œuvre originale lorsqu’il a dû effectuer des choix artistiques qui lui sont propres lors de la création, qui permettent d’y donner sa touche personnelle.
Dans certains cas, la création peut avoir été guidée par des contraintes purement techniques, et non par un processus créatif.
Pour vérifier si l’œuvre peut être considérée originale, il faut que l’auteur ait exprimé ses capacités créatives lors de la réalisation de l’œuvre, en effectuant des choix libres et créatifs.
Des questions qui titilleront sans doute les designers industriels car tout le challenge, en ce qui les concerne, réside dans la capacité de distinguer clairement la patte personnelle d’un auteur qui résout, au travers d’une création, un problème technique… A ce sujet, la Cour de Justice de l’UE a récemment rendu un arrêt clarifiant la question de la protection par droit d’auteur en matière de design industriel (cf. infra).
Attention: originalité n’est pas qualité ! Être originale n’implique pas que l’œuvre soit longue, nouvelle ou d’une certaine qualité. Ainsi, des œuvres littéraires de quelques mots, des adaptations d’œuvre originales ou encore le mode d’emploi d’une machine à lessiver (vs un prix Goncourt) peuvent tout à fait répondre à cette condition !
Toute la question sera donc d’apprécier l’originalité, ou non, d’une œuvre. En cas de litige, cette question très subjective reviendra au juge compétent.
c) Être mise en forme
Les droits d’auteur ne protègent pas les idées à la base de la conception ; ils protègent leur mise en forme. Une œuvre n’est donc protégée qu’à partir du moment où elle reçoit une formalisation concrète et perceptible. Cela exclut donc de la protection, par exemple, les méthodologies, les styles propres à un artiste, les concepts, etc. Sachant que n’importe qui étant capable de s’inspirer d’un style, c’est la manière de s’en inspirer qui donnera lieu à une protection par le droit d’auteur.
A titre d’exemple, la prononciation d’un discours est considérée comme une mise en forme en tant que telle, ce qui implique, pour toute personne souhaitant le retranscrire, de tenir compte des droits d’auteur.
Tirer profit de l’environnement fiscal de manière adéquate
La qualification fiscale avantageuse de la contrepartie de la cession des droits d’auteur est applicable à de nombreuses autres professions que les écrivains et les artistes. Cette clémence, qui reflète la culture artistique d’un territoire, diffère donc selon les états et témoigne d’une certaine reconnaissance de la spécificité du processus créatif. En 2018, ce sont ainsi près de 38.000 créatifs belges qui y avaient recours [3].
Dans la détermination de la « contrepartie » à la cession des droits d’auteur, l’importance de l’écrit est primordiale car il n’existe pas de cession implicite : l’exploitation d’une œuvre par un tiers doit faire l’objet d’un « contrat [4] » qui en fixe, d’une part, la nature [5] et le montant et, d’autre part, le mode de rémunération.
Différentes méthodes sont possibles :
- Appliquer un forfait
Un pourcentage de la facture totale est réputé couvrir la cession des droits d’auteur. C’est une solution simple et claire.
- Appliquer des redevances proportionnelles
La cession des droits d’auteur correspond à un pourcentage du chiffre d’affaires réalisé sur base des créations exploitées. Une solution flexible, qui tient compte de l’évolution de l’exploitation de l’œuvre.
Imaginons deux situations dans lesquelles un designer peut se trouver…
Designer au sein d’une entreprise ou d’un studio |
Designer freelance |
|
Statut |
Employé, personne physique | Indépendant, personne physique [6] |
Base légale (écrit) rendant la cession effective |
Contrat de travail | Contrat designer-client |
Bénéficiaire de la cession des droits |
Employeur | Client |
Principe de cession |
Le designer cède ses droits à son employeur (au sein d’un studio ou d’une agence, ils sont rétrocédés au client) | Le designer cède directement ses droits au client |
Impact fiscal par défaut |
L’employé est taxé sur tout son salaire, comme pour des revenus professionnels classiques | Le freelance est taxé sur le montant total de la facture, comme pour des revenus professionnels classiques |
Modalité nécessaire pour bénéficier des avantages du régime fiscal des droits d’auteur |
Préciser les montants rémunérés correspondant au salaire et ceux correspondant à la cession des droits | Distinguer la part du montant facturé qui couvre les prestations de celle qui couvre la cession des droits |
Mode de scission des montants |
La contrepartie fait l’objet d’une scission sur la facture entre 2 montants: le salaire et les revenus issus de la cession des DA | La contrepartie fait l’objet d’une scission sur la facture entre 2 montants: celui rétribuant les prestations et celui rétribuant la cession des DA |
Pour faire valoir pleinement ses droits, quel que soit son statut, le designer doit apporter une attention particulière au document qui le lie avec le tiers, contrat de travail ou contrat de commande.
Et quoi qu’il en soit, on ne peut que lui conseiller d’aller voir un professionnel pour trouver la solution qui conviendra le mieux à sa situation !
Quelques précisions sur ce fameux régime fiscal
Les revenus professionnels font l’objet d’une taxation à des taux progressifs à l’impôt des personnes physiques. Malheureusement, on atteint assez rapidement les taux les plus élevés :
Tranche revenus annuels (ex. d’imposition 2020) |
Taux |
0 – 13.250€ | 25% |
13.250 – 23.390€ | 40% |
23.390 – 40.480€ | 45% |
40.480€ et + | 50% |
Par conséquent, on atteint rapidement le stade où, pour chaque euro gagné marginalement, 0,50€ revient à l’Etat. Les revenus payés en contrepartie de la cession ou concession de droits d’auteur, quant à eux, font l’objet d’une taxation beaucoup plus avantageuse : en tant que revenus mobiliers (et pas revenus professionnels). Jusqu’au plafond de 61.200€ par an [7], ils sont présumés rester des revenus mobiliers qui font l’objet d’une taxation au taux de 15%.
Mieux encore, il est permis de déduire de ces revenus des frais forfaitaires de 50% sur la première tranche de 16.320€, et de 25% sur la tranche de 16.320 à 32.640€ [8]. On aboutit donc, sur la première tranche, à une taxation effective de 7,5%, ce qui est bien loin des taux progressifs à l’IPP mentionnés plus haut !
Exemple [9] :
Obligations et limitation des risques
Bénéficier de la taxation avantageuse des revenus mobiliers pour les revenus issus de la cession des droits d’auteur implique une certaine rigueur : outre la cession de droits d’auteur devant être prévue dans les contrats (permettant de conserver un écrit à titre de preuve de la cession et de la contrepartie), il faudra être attentif aux aspects suivants :
- La déclaration au précompte mobilier
- La question de la TVA
- Les fiches fiscales
La manière de valoriser la cession de droits doit faire l’objet d’une analyse au cas par cas, selon le secteur d’activité concerné et les particularités de chaque contrat. Il vaut mieux se faire conseiller afin d’éviter des abus et un risque de requalification fiscale en revenu professionnel.
Il est également possible de demander une décision anticipée (ruling) à l’administration fiscale pour faire valider la valorisation des droits d’auteur
Par le ruling, le SPF Finances détermine comment les lois d’impôts s’appliqueront à une situation ou à une opération bien précise qui n’a pas encore produit d’effets sur le plan fiscal. Il octroie au demandeur la sécurité juridique car il lie tous les services du SPF Finances pour une durée de cinq ans [10].
Qu’en est-il du designer industriel ?
La Cour de Justice de l’UE [11] s’est récemment prononcé sur la question de la protection par le droit d’auteur des créations de designers industriels.
Au sujet de la protection du design d’un vélo pliable, la Cour a confirmé que le droit d’auteur ne peut être exclu que si la forme du produit répond exclusivement à des impératifs techniques. Lorsque la forme du produit est, à tout le moins en partie, nécessaire à l’obtention d’un résultat technique, il faudra vérifier si les choix de l’auteur sont originaux.
Si la forme de l’œuvre est le résultat de choix libres et créatifs de son auteur, l’œuvre pourra être protégée par le droit d’auteur.
Cette décision donne du poids à la défense des designers qui souhaitent valoriser leurs droits d’auteur. Il convient donc de vérifier, dans l’ensemble des activités du sujet, celles qui sont exclusivement guidées par des considérations techniques (l’utilité du produit), et celles qui laissent une marge pour l’expression de la créativité de son auteur.
Notions et remarques particulières :
- Attention à l’expression « libre de droits » !
Elle ne signifie pas que l’œuvre n’est pas protégée par le droit d’auteur, mais simplement que l’utilisateur pourra en faire usage conformément aux termes de la licence sans devoir payer de redevances complémentaires.
- Le boom des licences standardisées
Entre autres licences standardisées ayant émergé depuis les années 2000, la Creative Commons fait référence à une famille de licences libres qui témoigne d’une volonté de partage de l’auteur et lui permet d’autoriser l’exploitation de son œuvre, de façon encadrée et dans le contexte qu’il choisit. Les œuvres sous Creative Commons se distinguent donc par de larges droits d’utilisation donné à tous. Attention cependant de respecter les conditions de la licence, qui peuvent imposer la mention du nom de l’auteur, l’interdiction de modification et/ou l’interdiction d’exploitation commerciale…
- Les cas particuliers du droit des dessins et modèles
Dans certains cas, l’œuvre peut être protégée par le droit des dessins et modèles (qui protège l’aspect d’un produit s’il est nouveau et présente un caractère individuel) [12]. Dans ce cas, des règles dérogatoires au régime expliqué ci-dessus s’appliquent : lorsque le dessin ou modèle est créé dans le cadre d’un contrat de travail ou sur commande (en vue d’une utilisation commerciale ou industrielle), l’employeur ou le commanditaire sera considéré comme étant le créateur et donc comme le titulaire, dès l’origine, des droits sur l’œuvre concernée. Il ne sera alors pas question de cession de droits, ni de revenus mobiliers payés en contrepartie de la cession de droits.
Vous l’aurez compris, le recours à un professionnel en la matière est plus que conseillé !
Pour plus d’information à ce sujet ou si vous souhaitez être mis en contact avec un expert, contactez Wallonie Design !
Cet article a été rédigé par Emilie Parthoens avec l’aimable et précieuse collaboration de :
- Olivier D’Hossche, Consultant (brighten.be)
- Amélie Genin, Avocate spécialisé en Droit de la propriété intellectuelle (jvm.be)
Article rédigé avec le soutien du Fonds européen de développement régional.
Photo de couverture – Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Copyright-loupe.jpg?uselang=fr
[1] La simple réunion de ces 3 conditions suffit pour que la protection s’applique pendant une durée allant jusqu’à 70 années après le décès de l’auteur. Aucun dépôt n’est nécessaire.
[2] En ce inclus les typographies, les flyers, les slogans, les photos, les interfaces graphiques, les programmes d’ordinateur (codes et logiciels), les bases de données…
[3] Source : « Pourquoi le régime fiscal des droits d’auteur est si avantageux », L’Echo, Petra De Rouck, 10 mai 2020.
[4] Quelle qu’en soit la forme, un mail suffit.
[5] Plus les documents sont clairs sur le sujet, moins le champ d’interprétation est libre. On peut notamment y aborder les questions de l’exclusivité, du territoire et de la durée d’application, des formes de reproduction autorisées…
[6] Les relations juridiques de l’indépendant établi en société seront encore différentes.
[7] Chiffres valables pour l’exercice d’imposition 2020.
[8] Ibidem.
[9] L’application du DA sur 20% des revenus est ici faite à titre d’exemple. Une analyse au cas par cas prévaut pour en déterminer l’importance.
[10] Source : SPF Finance, « Qu’est-ce qu’un ruling », www.ruling.be
[11] Arrêt C‑833/18 Brompton Bicycle Ltd du 11 Juin 2020.
[12] Cfr art. 3.3 Convention Benelux de la Propriété Intellectuelle