Les défis que pose la santé sont nombreux et complexes. Loin de se limiter à l’hôpital, ils touchent tous les types d’institutions de soin, mais aussi tout le spectre des soins à domicile, ainsi que, plus largement, l’ensemble des facteurs de maintien en bonne santé de tout un chacun au quotidien.
Parce qu’il consiste en une approche polymorphe, le design représente un excellent adjuvant quand il s’agit de répondre à des défis complexes, à des problématiques impliquant des enjeux nombreux et multimodaux.
En travaillant sur les produits, les interfaces, les espaces, les services, voire les systèmes, le design apporte une réelle plus-value face à nombre de défis cruciaux de la santé : ergonomie, accessibilité, lisibilité, compréhension, compliance, entre autres.
Les pistes de contribution ne manquent pas. Explorons-en quelques-unes !
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Les appareils médicaux
L’implication du design dans la conception de « medical devices » est probablement l’une des pistes les plus évidentes. Pour commencer par des exemples locaux, l’agence de design liégeoise iol Strategic Design est intervenue sur un grand nombre de dispositifs médicaux. Certains d’entre eux peuvent être épinglés comme participant directement des dynamiques, de plus en plus prégnantes, d’autonomisation du patient, que l’on tâche d’inviter à reprendre la main sur divers aspects de sa prise en charge.
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Citons d’abord Cefaly : la première version de cet appareil permettant de traiter préventivement la migraine se présentait comme une sorte de diadème, ce qui posait des problèmes d’adaptation à toutes les têtes. iol Strategic Design a été missionné pour développer la deuxième génération de Cefaly, avec pour contrainte de concevoir un système compatible avec tous les êtres humains, quelles que soient leurs origines : le modèle issu de leurs travaux consiste en un dispositif s’appliquant très simplement sur le front du patient, et est aujourd’hui distribué partout dans le monde.
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Autre exemple d’appareil médical dont iol Strategic Design a travaillé l’adéquation à la corporalité du patient : le Biocorder. Ce système interconnecté, qui permet une meilleure synergie entre soins à l’hôpital et à domicile, a été mis en forme de manière à offrir une préhension particulièrement aisée et naturelle, grâce à son volume compact, sa légèreté et la présence de deux poignées latérales induisant un positionnement des mains qui facilite l’usage de l’écran.
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Le design peut aussi intervenir sur des objets très techniques, utilisés en laboratoire. Un exemple avec la collaboration entre Phil Design Studio et IRE ELiT, la filiale commerciale de l’Institut National des Radioéléments (IRE) sur Galli.eo. Le design a contribué à l’habillage technique de ce générateur de radio-isotope, tenant compte de nombreuses contraintes, de sécurité notamment (comme le blindage de la cartouche radioactive), pour un usage optimal facilité.
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Les objets du quotidien
D’autres produits peuvent néanmoins bénéficier de l’apport du design, comme les dispositifs d’assistance. Wheeleo en fait partie. Il s’agit d’une canne, à roulettes, conçue par un kinésithérapeute, Geoffroy Dellicour, avec la contribution de l’agence de design iol Strategic Design, pour aider les patients victimes d’hémiplégie à retrouver leur autonomie plus rapidement.
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Les objets du quotidien peuvent également être mieux conçus, grâce au design. Les couverts et ustensiles de cuisine OXO Good Grips en sont un bon exemple. Le premier élément de cette gamme, un éplucheur, a été conçu par Samuel Farber, designer industriel américain, pour son épouse qui, souffrant d’arthrite légère, peinait à utiliser son éplucheur traditionnel. Farber a alors créé le manche iconique de la gamme, ergonomique et antidérapant, couplé à une lame en acier inoxydable, associant, de ce fait, esthétique, qualité et accessibilité.
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Le quotidien, ce sont des objets que l’on manipule, mais aussi un environnement dans lequel on évolue. Souvent, pour les personnes fragilisées, cet environnement se voit envahi d’éléments stigmatisants, venant à tout moment rappeler le handicap, la différence. A contrario du cliché de la salle-de-bain pour personnes handicapées, traversée de barres de soutien et dispositifs souvent disgracieux, Ever Life Design a développé une gamme de mobilier de salle-de-bain à la fois adapté à la personne fragile, mais aussi esthétique et agréable au toucher. Les matériaux sont souples et les formes dépourvues d’angles : on ne peut ni se cogner ni se blesser. Même les lavabos sont conçus en matériau mou, sans que rien ne permette, à l’œil nu, de le deviner.
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En poussant cette non stigmatisation un pas plus loin, certains vont jusqu’à renverser la logique : ne cherchant plus à se fondre dans la masse des personnes dites valides, ils font de leur fragilité une identité marquée, et des dispositifs qui l’accompagnent, des symboles d’affirmation, à l’esthétique travaillée comme celle d’un accessoire de mode. La chanteuse Viktoria Modesta, amputée d’une jambe, s’est rendue célèbre dans le monde entier par ses happenings et clips vidéo. Avec chaque tenue de scène, elle fait créer une prothèse thématique : en forme de pic à glace, à paillettes, fluorescente… l’une des dernières en date, conçue par la designer Anouk Wipprecht, dissimule, dans son talon, une bobine Tesla qui, activée par pression, génère des arcs électriques provoquant des effets étincelants.
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L’e-santé
Avec l’essor du numérique, l’e-santé prend de plus en plus de place dans nos vies et, là aussi, le design peut favoriser une expérience globale qui soit fluide et satisfaisante. Un exemple avec Gabi Smartcare, une plateforme de santé numérique alimentée par un petit bracelet placé sur le haut du bras de l’enfant, qui mesure jusqu’à 8 paramètres, dont le rythme cardiaque ou encore la saturation en oxygène. Cette solution intégrée permet de monitorer l’enfant médicalement à distance, mais aussi d’aider au diagnostic ou encore de prévenir les complications, tout ceci en temps réel.
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Le design a beaucoup apporté au projet, notamment dans la dynamique générale basée sur une forte orientation utilisateurs et la recherche constante de feedbacks, très tôt dans le développement du projet, mais aussi via l’intervention de l’agence de design Mézière IDC. Ces designers industriels ont contribué au développement du bracelet, pour assurer leur correspondance aux attentes clients, tant dans le design visuel que dans l’expérience utilisateur.
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Dans notre Récit de ce mois, nous présentons l’application Focus, qui aide les enfants à gérer leurs émotions.
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Il existe aujourd’hui plus de 350.000 applications ayant trait à la santé dans le monde. Si celles-ci se répandent avec une telle ampleur, c’est qu’elle répondent à deux des enjeux les plus majeurs à ce jour : d’une part la translation des soins vers le domicile, d’autre part le glissement de focalisation vers la prévention. Néanmoins, dans l’état actuel des choses, les applications, pour gagner la bataille de la généralisation de l’usage, doivent encore répondre à diverses questions impérieuses ayant trait majoritairement à deux problématiques : financement et sécurisation.
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Or, sécuriser les données d’une application en santé, c’est notamment répondre à la question capitale suivante : comment récolter des informations selon des processus qui rendent impossible l’erreur d’encodage par le patient ? Pour répondre à cet enjeu précis mais gigantesque, le design, dont le principe méthodologique même consiste à faire émerger des solutions globales à partir de contraintes complexes, en se positionnant du point de vue de l’utilisateur, constitue certainement une approche incontournable.
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Les espaces
Les espaces, leur appréhension et l’orientation dans ceux-ci, sont aussi des domaines où le design représente une plus-value. Le büro uebele (Stuttgard, Allemagne), par exemple, a travaillé la signalétique de différentes institutions de soin. L’environnement de ces lieux est parfois si neutre et aseptisé qu’il en devient anxiogène et ne facilite pas l’orientation en ses murs. Tant au sein de San Damiano, résidence pour personnes souffrant d’un handicap mental, qu’au sein du DZNE, Centre allemand pour les maladies neurodégénératives, büro uebele a conçu des systèmes graphiques qui s’appuient sur la couleur pour créer des indications spatiales et ne passent pas uniquement par l’écrit. L’ensemble des murs et certains éléments de mobilier prennent ainsi valeur de repères qui parlent davantage au plus grand nombre. En s’appuyant tantôt sur la cohérence crée par l’utilisation d’une même couleur dans plusieurs ailes ou sur plusieurs étages, tantôt sur la singularité que créent des associations spécifiques de couleurs franches, le visuel devient l’objet d’un travail généreux pour permettre une meilleure appréhension de l’espace.
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L’atmosphère fait partie intégrante des soins. A l’hôpital pour enfants de Bâle, les soignants ont demandé à ce que cet aspect fasse partie intégrante du cahier des charges régissant les espaces intérieurs.
Travailler l’espace, c’est aussi, parfois, réintroduire de la narration, voire de la poésie, dans un univers soignant souvent caractérisé par la froideur des matériaux et la blancheur des parois.
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A l’hôpital pour enfants de Bâle, les soignants ont demandé à ce que les aspects liés à l’atmosphère fassent partie intégrante du cahier des charges régissant la conception de l’architecture intérieure, car ils avaient peur que la totalité de cet aspect soit laissée de côté ; or, pour eux, cette dimension fait partie intégrante du soin.
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Le designer Ruedi Baur y a travaillé l’espace pour mettre en place une signalétique discrète à deux niveaux, l’une pour les enfants patients, l’autre pour les soignants : or, les éléments qui la constituent relèvent davantage de la scénographie que de la pure information ou indication. Ils permettent de comprendre l’espace, moins par la voie rationnelle que via le champ des émotions.
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Les services et systèmes
Au-delà des éléments physiques qui jalonnent une expérience, le design peut penser plus globalement le service, voire le système.
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Luc Perera, doctorant aux Arts Décoratifs de Paris, a développé Tala Medical, un dispositif qu’il qualifie lui-même design sonore médical pour patients atteints d’Alzheimer. Dans le cas des maladies incurables, comme il n’existe pas de traitement à proprement parler (cure), qu’on ne peut recourir à aucun médicament, la totalité des ressources à la disposition des équipes médicales relèvent du soin (care). Les neurosciences ont montré que, même à des stades de démence très graves, les patients ressentent les rythmes et les sons.
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Avec la caution scientifique d’Edith Lecourt, professeur émérite en musicothérapie à l’Université Paris Descartes, Luc Perera a mis au point une sorte de boite cubique, sur laquelle le patient pose les mains. « Tala », en sanskrit, veut dire « rythme » : cette boite est conçue pour battre au rythme des sons carnatiques (une rythmique originaire d’Inde du Nord, à laquelle les patients sont beaucoup plus sensibles qu’aux rythmes occidentaux). L’observation montre que les mouvements de Tala Medical, corrélés aux rythmes des sons que les patients entendent, leur apportent de l’apaisement.
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Jeune diplômée de la section Design de l’ENSAD de Nancy et titulaire d’un master en Design produit, procédé de fabrication et matériaux suivi à l’Ecole des Mines de Nancy, Ophelie Benito a consacré son mémoire aux matières molles, puis a choisi la voie entrepreneuriale et développé la collection Mollis, un ensemble d’objets mous spécifiquement conçus pour apporter réconfort et sensation d’enveloppement aux personnes fragiles, sans stigmatiser leur univers. Le rembourrage est uniquement constitué de laine de mouton biologique. Obtenir les agréments pour introduire une matière naturelle dans un environnement médical a été un vrai parcours du combattant, que Mollis a remporté grâce au conséquent processus de recherche sur les matériaux dont le projet est issu. Les objets Mollis, que l’on peut disséminer dans l’ensemble des espaces fréquentés par les patients, ont l’avantage de diffuser, partout dans le centre de soin, les effets bénéfiques qui, jusqu’alors, étaient concentrés dans la salle Snoezelen. Cette salle, un grand classique notamment dans les institutions de santé mentale, est entièrement constituée de matières molles. Il est prouvé que ces salles sont bénéfiques aux patients, mais de plus en plus de soignants pointent les bémols du système : temps limité d’accès pour chaque patient, organisation logistique de l’accès, indisponibilité de la salle en situation de crise, etc. Avoir designé des objets intégrant les propriétés Snoezelen mais présents jusque dans les chambres et même les lits des patients (coussins, poufs, boudins…) a permis de répondre à ces problématiques.
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Le design et le soin : des natures convergentes ?
Lorsque l’on recherche, dans l’histoire, les premières démarches pouvant être considérées comme relevant d’un design qui ignorerait encore son nom, l’on cite notamment Catharine Beecher, enseignante américaine du XIXe siècle connue pour son Traité d’économie domestique. Or, la motivation fondamentale qui présidait à ses démarches de mécanisation des tâches n’était autre que de faire du bien aux femmes : prendre soin d’elles et contribuer à les émanciper, en leur dégageant du temps disponible pour accéder à l’éducation. Abolitionniste, si elle conçoit des systèmes automatisés, c’est aussi dans le but de remplacer les esclaves par des machines. Le design serait-il né pour prendre soin ?
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Au-delà de la capacité du design à répondre aux challenges du monde de la santé, par la variété des formes que peuvent prendre ses solutions, ce qui les rassemble intrinsèquement, c’est leur point commun d’attention porté à l’humain, ses attentes, ses besoins et la qualité de l’expérience vécue.
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A l’heure où la santé prend de plus en plus conscience de la nécessaire articulation du cure et du care, elle s’attèle à opérer un glissement de focalisation depuis l’individu patient vers la personne humaine considérée dans sa globalité. Et dès lors qu’il s’agit d’instaurer une dynamique riche d’impact humain, le design s’impose par la nature même de ses approches et méthodes.
En 2018, lors de la triennale internationale du design, RECIPROCITY design liège, l’exposition Fragilitas mettait en avant la plus-value que peut représenter le design pour répondre à des situations de fragilité. Redécouvrez ce travail au travers du catalogue de la manifestation.
Article co-rédigé par Nejma Ben Brahim et Cyrielle Doutrewe
avec le soutien du Fonds européen de développement régional.
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